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Jocelyne Porcher, sociologue : « Ce qui est en jeu, c’est le sens même du métier d’éleveur »

La crise agricole donne actuellement lieu à de nombreuses analyses menées par les agriculteurs eux-mêmes, des journalistes, des sociologues, des économistes, des agronomes ou des syndicalistes. Le niveau de rémunération, la concurrence faussée dans le cadre des accords de libre-échange, le non-respect de la loi EGalim, la bureaucratie kafkaïenne de la politique agricole commune sont des points de convergence entre syndicats, ce qui explique une certaine unité d’action.
Mais la colère, en France, celle qui a poussé des agriculteurs à sortir les tracteurs, semble renvoyer plus spécifiquement à une catégorie particulière d’entre eux. Ceux qui ont joué la carte de l’agrandissement, encouragés par la FNSEA [Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles] et par les Jeunes Agriculteurs, chantres de l’agro-industrie depuis des décennies et prétendus défenseurs du monde agricole. La majorité des agriculteurs qui manifestent ne sont pas libres de leur travail, ni libres des revenus de leur travail. Ils sont dépendants de l’Etat français et de l’Union européenne. Et le plan social qui vise à finaliser l’industrialisation de l’agriculture française n’est pas achevé ; 400 000 agriculteurs, c’est encore beaucoup trop.
Je voudrais m’arrêter sur la situation des éleveurs bovins, car il semble être parmi ceux qui s’expriment le plus clairement et qui sont le plus écoutés. Leur métier est massacré par la surcharge de travail, en grande partie liée à un nombre d’animaux de plus en plus grand dans les exploitations, à des contraintes de travail qui transforment les relations aux animaux, à des critiques sociétales qui mettent en cause le sens même du métier.
Que disent en fait ces éleveurs et ces éleveuses ? Qu’ils ne peuvent plus travailler, c’est-à-dire faire les choses comme elles devraient être faites, car ils manquent de temps, ils manquent de revenus, ils manquent de collègues, ils manquent de reconnaissance. Ils sont prisonniers de décisions prises par d’autres. On peut remarquer que cela est vrai également pour d’autres catégories professionnelles : les enseignants, les soignants, les pompiers, les agents de propreté… métiers qui, comme l’élevage, ont pour fonctions d’élever, de soigner, de protéger, de nettoyer. Notons que ce ne sont pas les agriculteurs qui nettoieront les tonnes de lisier et de fumier déversés devant ou sur les bâtiments publics, mais des agents anonymes tout aussi mal payés qu’eux.
Les éleveurs et les éleveuses de bovins allaitants produisent de la viande. Ils font naître des animaux et les font tuer, certes. Mais ils élèvent des vaches, ils élèvent des veaux. C’est le cœur de leur métier, la relation aux bêtes. Cela non pas parce que le syndicat leur a conseillé de mettre en avant sur les réseaux sociaux l’affection envers les animaux et le bien-être de ces derniers dans leur immense stabulation, mais parce que cela fait partie de leur travail, de ce travail qu’ils ne peuvent justement plus faire.
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